Dans un contentieux rare mais important, concernant l’étendue de la compétence internationale des autorités nationales en matière d’offres publiques, on signalera de quelques mots l’arrêt rendu par la chambre commerciale le 30 août dernier. Celui-ci vient conclure dans le même sens que la Cour d’appel de Paris dans la même affaire selon un arrêt déjà évoqué dans ces colonnes1, à l’inapplicabilité de la loi française et à l’incompétence de l’AMF pour sanctionner par l’exercice de son pouvoir d’injonction le non-respect des dispositions relatives au dépôt d’une offre obligatoire par une société cotée en France et ayant son siège à l’étranger. Il en résulte que le refus opposé par l’AMF d’adresser une injonction de dépôt d’un projet d’offre publique obligatoire aux actionnaires de la société étrangère ne saurait engager sa responsabilité. L’analyse initialement faite par l’AMF2 se trouve ainsi pleinement confortée et le pourvoi formé par l’investisseur français en bons de souscription d’actions remboursables émis par une société dont le siège était au Luxembourg, rejeté.
Ainsi que cela résultait déjà rigoureusement des motifs de l’arrêt d’appel3, la lettre des textes se présentait comme assez insurmontable pour la société demanderesse. Conformément aux dispositions de la directive OPA4, l’article L. 433-3, I du Code monétaire fixe le seuil des offres publiques obligatoires, pour les seules sociétés cotées ayant leur siège social en France. Inapplicable, comme tel, au franchissement du seuil de l’offre publique obligatoire déterminé par la loi luxembourgeoise applicable à une société ayant son siège au Luxembourg, l’AMF en avait également déduit l’impossibilité pour elle d’exercer son pouvoir d’injonction à l’encontre du groupe d’actionnaires ayant effectué la déclaration. L’invocation des règles générales relatives à l’application des règles françaises et à la détermination de la compétence de l’AMF en matière d’offres publiques volontaires figurant à l’article L. 433-1, II ne pouvait utilement le remettre en cause. L’élément de texte mis en avant de l’absence de renvoi opéré par l’article 231-1 du règlement général de l’AMF à l’article L. 433-3, I du Code monétaire et financier ne suffisait pas à admettre que selon l’article 234-2 du même règlement général, reprenant le seuil de déclenchement de l’offre publique obligatoire puisse, dans le règlement, étendre le champ d’application des règles françaises précisé au niveau législatif. On pourra s’en convaincre en outre à la lecture des dispositions mêmes de l’article 234-2 qui, par les termes de son alinéa 25 et compte tenu de sa place dans le chapitre consacré aux offres publiques obligatoires, se veut lui-même un article de coordination. C’est dire, sans autrement y insister, qu’en ne renvoyant pas à l’article L. 433-3, I, l’article 231-1 ne le contredit aucunement, non plus qu’il puisseêtre interprété comme généralisant au-delà de leur objet, les dispositions déterminant la loi applicable en matière d’offres publiques volontaires.
L’argument de texte était peu contestable et l’issue du pourvoi convainc, en mettant utilement en cohérence la compétence relative à l’exercice du pouvoir d’injonction, avec la loi applicable à la détermination du seuil de l’offre publique obligatoire6.
On formulera la même appréciation à l’égard du second moyen, fondé non plus sur les règles spéciales relatives aux offres publiques, mais sur la délimitation du pouvoir d’injonction dont dispose le Collège de l’AMF, en vertu des dispositions de l’article L. 621-14, II, du Code monétaire et financier. La confusion des sources visées par le texte dont la violation fonde l’exercice d’un pouvoir d’injonction rend complexe la réponse apportée pour rejeter le pourvoi. On pourra plus simplement y voir une déduction nécessaire de la réponse apportée au premier moyen. Là où la loi applicable relative à l’obligation exclut la compétence de l’AMF comme autorité de contrôle, il faut en déduire l’incompétence plus particulière de l’AMF à exercer ses pouvoirs d’injonction.
Si l’on ne peut ainsi qu’approuver sans réserve la déduction ainsi faite de lege lata, elle conduit à des réflexions plus riches sur la nécessité, les modalités et limites de la convergence de la compétence et du fond, concernant les choix opérés par la directive OPA. Ainsi, l’alternative consistant à soumettre le seuil de l’offre obligatoire à la loi du lieu de cotation7 plutôt qu’à celle du siège de la société8, afin de fonder une compétence de l’autorité de cotation n’est sans doute guère préférable. Elle se prête en tout cas à une mise à l’épreuve qui n’est guère convaincante pour l’hypothèse bien précise tranchée par l’arrêt commenté. Tout d’abord, on ne voit pas comment, ni dans quelle mesure. En amont des sanctions applicables à la méconnaissance de l’obligation déclarative, la soumission à la loi du lieu de cotation soulève une interrogation relative à la détermination de la loi applicable au calcul du seuil : faut-il, pour le seuil de l’offre publique obligatoire, aller jusqu’à faire application de la loi de cotation, rompant ainsi l’unité de la loi applicable au calcul des autres seuils9 ? Ou faut-il alors retenir par un raisonnement plus complexe que la lex societatis de la cible continuerait de s’appliquer au seul calcul, prise en considération par la loi de cotation pour justifier l’intervention de l’autorité locale retenue alors compétente, à défaut de déclaration et dépôt d’un projet d’offre ? En aval, si l’on peut justement souscrire à l’observation d’un auteur selon laquelle « la sanction d’une règle de fond n’impose pas la qualification », dont elle ne constitue qu’un indice « [s]eule la règle de fond [étant] déterminante de la qualification », l’exemple proposé concernant la privation des droits de vote prouve insuffisamment10. Outre qu’il est alors question d’une sanction civile, étrangère à la compétence de l’AMF, cette sanction procède d’un régime dont il est particulièrement heureux qu’il soit commandé par la lex societatis11, compte tenu de l’atteinte si justifiée soit-elle12 qu’elle porte au droit de propriété de l’actionnaire13. Quelle analogie faut-il alors faire ? Faut-il voir dans le franchissement du seuil de dépôt d’un projet d’offre une règle de fond ? En tâchant de préciser les choses, le franchissement n’est en lui-même qu’un fait, établi d’après un certain nombre de règles de calculs et d’assimilation, dont il faut bien mesurer la complexité et sans doute les différences d’une loi à une autre précisément induites par le droit des sociétés au niveau interne14. Sa déclaration, accompagnée d’un projet est la règle de fond. Et les pouvoirs de contrôle, d’injonction et éventuellement de sanction sont la sanction. Faut-il conclure que la bascule vers la loi du lieu de cotation s’opère pour le tout ? Ou bien qu’elle ne serait cantonnée qu’au seul exercice d’un pouvoir d’injonction ? Il ne s’agirait alors que d’une question de compétence, non de loi applicable. On en revient donc à la question première : peut-on séparer la loi relative au calcul du seuil de celle fixant l’obligation du déclarant lui imposant le dépôt d’un projet d’offre ?
À un plus haut niveau de généralité, en délaissant alors les faits de l’espèce, s’il est connu que la discipline des franchissements de seuils poursuit des objectifs généraux distincts des « objectifs » et « principes »15 propres du droit des offres publiques, les distinctions ne peuvent qu’être fines au sein même du droit des offres publiques. On peut le regretter mais le régime des offres publiques est nécessairement satellisé, jusque dans ses subdivisions. Ainsi l’est-il à l’intérieur de la sous-catégorie formée par les offres publiques obligatoires, dont l’étiquette commune consiste précisément à cantonner le rôle de la volonté du pollicitant ou de l’acceptant selon les hypothèses. Pour le dire vite, tandis qu’au sens strict, à travers le seuil des trois dixièmes en France, le régime de l’offre obligatoire a en vue le prix du contrôle, les offres publiques de rachat et de retrait obligatoires répondent encore à d’autres logiques, avec pour donnée juridique la double atteinte à la liberté contractuelle réalisée par la figure du contrat imposé aux ou par les actionnaires minoritaires et au droit de propriété des minoritaires, et pour horizon pratique une possible sortie de la cote. Dans le premier cas, la volonté du pollicitant ne s’exprime que dans sa vigilance à l’égard de l’activation du fait générateur de l’obligation de dépôt du projet. Ainsi n’est-elle même pas un élément de qualification, peu important que ce seuil ait été franchi par « inadvertance »16... Dans le second, c’est la volonté de l’acceptant qui est oblitérée, et qui sera alternativement le groupe minoritaire ou le groupe majoritaire.
Pour disposer d’un point fixe, il est ainsi raisonnable de retenir que la réalité du pouvoir dans une société ne peut, de manière rigoureuse, que relever de la lex societatis. L’analyse contraire, tendant à conférer une unité de traitement à la seule opération d’offre publique obligatoire, rompt bien plus drastiquement l’unité du raisonnement fondé sur la lex societatis. La recherche légitime d’unité du rattachement d’une opération17 ne saurait ainsi prospérer au détriment d’une cassure des qualifications et catégories de rattachement sur le terrain substantiel18. Il n’est, en vérité, aucune justification logiquement admissible à l’extraction hors de la lex societatis des règles se rapportant à la répartition et à l’exercice du pouvoir au sein d’une société : le rattachement à l’autorité de cotation et celui à la loi de la société cible sont irréductibles l’un à l’autre. L’analyse internationaliste ne pourra, il est vrai, qu’en demeurer insatisfaite tant constitue la meilleure boussole la simplicité dans l’identification et l’articulation des rattachements. Elle n’en révèle pas moins que l’approche fondée sur « l’opération », frappée au coin du pragmatisme, se heurte à la complexité des impératifs en présence dans un droit morcelé, « balkanisé » a-t-on pu écrire19, comme l’est le droit financier, qui demeure toujours dans l’ensemble de ses aspects à la fois un droit des biens, des personnes et des activités20.
En conclusion, il semble donc qu’il ne reste qu’à arbitrer une véritable question de compétence internationale de l’autorité administrative et sa vocation à, le cas échéant, faire application d’une loi étrangère, pour déplacer le centre de gravité de l’opération d’offre publique obligatoire vers le lieu de cotation. La question dans la question est alors celle d’une analyse plus fine de la compatibilité du statut d’une autorité administrative avec l’inscription dans son office de la mise en œuvre de règles de conflits de lois dans la caractérisation des présupposés des règles déterminant ses compétences, au risque déjà souligné d’avoir à compter avec la compétence des juridictions de l’État du siège social dans la mise en œuvre de sanctions civiles21.
La directive OPA s’y est, selon notre compréhension, refusé pour d’impérieuses raisons de politique juridique. Si l’autorité de cotation est maîtresse de son ordre public de marché sur lequel une société étrangère a choisi d’être cotée, on ne saurait exacerber la portée du choix du lieu de cotation en toute hypothèse. Il n’est en effet nullement illégitime que soit intégré à l’ordre public auquel veille l’autorité du siège de la cible les conditions de mise en œuvre d’une opération tout à la fois attentatoire à la liberté contractuelle et d’une portée potentiellement drastique sur la structure du contrôle. Admettre que le droit des sociétés puisse ici servir de véhicule d’une certaine veille des autorités nationales sur la situation des sociétés cotées dont le siège est situé sur le même territoire, au cœur du tissu industriel et commercial ne paraît, somme toute, pas de mauvaise politique.
Si l’arrêt commenté n’est ainsi guère remarquable sur le terrain du raisonnement qu’il adopte, il invite utilement à questionner, et vient ultimement conforter les choix réalisés en la matière par la directive OPA. n