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Interview

« L’investissement à impact
dispose des deux dimensions :
l’intention et la mesure »

Créé le

20.12.2022

-

Mis à jour le

11.01.2023

D’ici cinq ans, l’ESG se transformera
en investissement à impact. La convergence de tous les efforts de mensuration et de valorisation de l’impact a commencé
et ne cessera pas de progresser. Alors que
ce sont les États-Unis, qui ont introduit
en 1933 les Generally Accounting Accepted Principles (GAAP), il est fort possible
qu’un leadership européen s’impose dans
les Generally Accepted Impact Principles.

Bernard Cherlonneix : Quelle distinction faites-vous entre l’investissement socialement responsable (ISR), qui s’appuie sur les critères extra-financiers environnementaux, sociétaux ou de gouvernance (ESG) et l’investissement à impact (ou finance d’impact) ? Quel enjeu quantitatif concret représente la bascule progressive de la gestion ISR/ESG vers la finance à impact au plan mondial ?

Sir Ronald Cohen : La différence entre ESG et investissement à impact tient essentiellement au fait que le premier a l’intention de créer des impacts, mais ne mesure pas les impacts réalisés, tandis que l’investissement à impact dispose des deux dimensions : l’intention et la mesure. On peut observer que le monde avance vers plus de transparence au sujet de l’impact global des activités des entreprises : l’International Sustainable Standards Board (prolongement « durable » de l’IFRS créé en 2021 par la COP 26) est en train de standardiser la métrique quantitative tant sur les impacts environnementaux que sur les impacts sociaux ; la Securities and Exchange Commission (SEC) a mis sur la table l’obligation réglementaire de divulgation de la totalité des impacts environnementaux des sociétés cotées ; la toute nouvelle International Foundation for Valuing Impact (IFVI) est en train de standardiser les coefficients d’évaluation monétaire (de monétarisation) de l’impact combinés à la métrique de l’ISSB, et l’Union européenne a imposé la transparence sur les portefeuilles d’investissement au travers de la Sustainable Finance Disclosure Regulation.

Au fur et à mesure de la pénétration de l’ESG par la mesure d’impact, l’ESG se transformera en investissement à impact. Les sociétés rivaliseront pour atteindre une valeur boursière la plus élevée, qui reposera à la fois sur le profit et leur performance en matière d’impact. La transparence apportée par l’Impact Weighted Accounts Initiative (IWAI, Initiative de Comptabilité Pondérée par l’Impact) lancée en 2019 par la Harvard Business School révèle que sur 3 000 sociétés, 450 (15 %) créent plus de dommage que de profit sur un an, et 1 000 d’entre elles créent des dommages équivalents à au moins un quart de leur profit classique net annuel. Elle révèle également que les impacts « produits » (products) peuvent être comparés d’une firme à l’autre. Par exemple, dans l’industrie alimentaire, Danone cause plus de 7 milliards de dollars de dommage sur la santé par an du fait de l’utilisation de sucre dans ses produits, tandis que General Mills réalise plus de 2 milliards d’impact positif sur la santé grâce à son utilisation des fibres. Sur le plan social, on peut également obtenir de précieux enseignements surprenants en comparant les « dettes de diversité » de grandes firmes. La « dette de diversité » (diversity debt1) est mesurée par la rémunération qui aurait été payée aux membres exclus des communautés ethniques ou de genre. Par exemple, la dette de diversité annuelle d’Amazon est supérieure à 6 milliards de dollars, alors que celle d’Apple est supérieure à 2 milliards, mais, rapportée à la masse salariale, celle d’Amazon est de 16 % contre 24 % pour Apple. Au fur et à mesure que ce genre de chiffre se répandra parmi les investisseurs, l’ESG se transformera en investissement à impact.

On peut mesurer l’enjeu de cette transformation si l’on tient compte du fait que l’investissement ESG représente aujourd’hui mondialement plus de 40 000 milliards de dollars, tandis que l’investissement à impact s’élève à 3,5 milliards de dollars. Je pense que l’écart entre ces deux chiffres devrait se combler rapidement dans les trois à cinq prochaines années, au fur et à mesure de l’explosion des données sur l’impact (impact data) et de l’avancée de la transparence.

Peut-on dire que le capitalisme d’impact, que vous opposez au capitalisme égoïste, implique un horizon de temps plus long, un capital plus patient et des exigences de rentabilité financière plus raisonnables ou différenciées ? Autrement dit que le triptyque rentabilité-risque-impact, la boussole du capitalisme d’impact, pèse sur le diptyque risque-rendement, au moins à court terme ?

Je pense que l’amélioration des impacts sociaux et environnementaux impliquera des horizons temporels différenciés, selon l’intensité capitalistique des secteurs concernés. Dans la durée, nous devons nous attendre à voir l’impact progresser à des rythmes de croissance annuels, exactement comme nous nous attendons aujourd’hui à voir les profits augmenter. Les investisseurs calculeront les corrélations entre croissance du profit et (impact) performance en matière d’impact, et l’influence de l’impact sur la stabilité du personnel, l’attraction des talents d’exception, le recrutement de nouveaux clients, et les multiples de capitalisation. Il est possible que l’impact fasse prendre aux entreprises une vision à plus long terme sur la réalisation de leurs objectifs d’impact et que cela les aidera à s’éloigner de l’obsession de la performance trimestrielle de profit, mais il est difficile de pouvoir l’affirmer à ce stade.

La mesure de l’impact social, qui inclut pour vous l’environnemental, est une des clés du changement d’échelle de l’économie et de la finance vertueuses. Pouvez-vous décrire votre nouveau grand projet, International Fondation for Valuing Impact, qui vise à l’établissement de ce que vous appelez les Generally Accepted Impact Principles, sur le modèle des normes US GAAP – mis en place aux États-Unis en 1933 par la SEC à sa création, en réponse à la crise boursière de 1929 et à l’anarchie comptable d’alors –, dont l’objectif ultime est de parvenir à une « bottom line » nette des impacts positifs et négatifs monétarisés pour chaque entreprise ?

L’International Foundation for Valuing Impacts (IFVI) est un essaimage de l’Initiative de comptabilisation pondérée par l’impact décidée par la Harvard Businness School, dirigée par le professeur de comptabilité d’entreprise Georges Serafeim, et que je préside. Son équipe est majoritairement issue de l’IWAI. Vous pouvez découvrir les 20 membres du Conseil de l’IFVI, experts en investissement, affaires et réglementation financière sur le site https://ifvi.org/, ainsi que les objectifs de l’IFVI, bien exprimés par les trois principales études auxquelles il donne accès par lien direct2.

Le but de l’IFVI est de produire dans les deux ou trois prochaines années un ensemble de coefficients de valorisation monétaire à mettre en vis-à-vis de la métrique quantitative standard fournie par l’ISSB. L’objectif final est d’incorporer l’impact dans l’analyse financière et la valorisation des sociétés. L’IFVI travaillera en partenariat étroit avec la Value Balancing Alliance basée à Francfort, qui réunit un groupe de trente grandes entreprises internationales et de grands cabinets comptables.

Ne craignez-vous pas, comme certains, que le projet de métrique de la performance extra-financière devienne ce que nous appelons « une usine à gaz » dévoreuse d’énergie et de capitaux détournés du financement concret de l’impact ? Que pensez-vous d’une pluralité de la métrique de l’impact faisant place à des options de métrique simplifiée ?

La convergence de tous les différents efforts de mensuration et de valorisation de l’impact a commencé et ne cessera pas de progresser. C’est clairement un impératif afin de parvenir aux Generally Accepted Impact Principles et chacun le reconnaît désormais. Certaines problématiques, qui ont entraîné des approches différentes, s’évanouissent avec le temps. Par exemple, la question de la simple et de la double matérialité3 est en train d’être résolue par la pression des investisseurs pour que les sociétés divulguent tous les impacts matériels qu’elles créent, de sorte que les investisseurs puissent choisir ceux qui leur semblent pertinents. Nous devons dans toute la mesure du possible éviter de perpétuer les divergences d’approche en ce qui concerne la mesure de l’impact et son reporting. Les marchés financiers requièrent la standardisation et la comparabilité qu’elle rend possible.

Quel est votre jugement sur les avancées concrètes de l’économie et la finance d’impact en Europe et en France en particulier ? Voyez-vous de bons élèves, des « bonnes pratiques » à mettre en avant ?

Il n’y a pas de doute que la finance d’impact croît plus vite en Europe qu’aux États-Unis. Si nous regardons les émissions obligataires et les prêts liés à la durabilité, qui représentent aujourd’hui un marché de 2 500 milliards de dollars, l’émission en Europe paraît représenter le quart de la totalité des émissions obligataires, alors qu’elle n’est que de 5 % ou 6 % aux États-Unis. Alors que ce sont les États-Unis qui ont introduit en 1933 les Generally Accounting Accepted Principles (GAAP), il est fort possible que nous assistions à un leadership européen dans l’introduction des Generally Accepted Impact Principles dans les trois à cinq prochaines années.

Le paysage politique et économique mondial gravement perturbé vous paraît-il être un frein ou un accélérateur de la bascule du modèle capitaliste classique vers le capitalisme d’impact ?

Il me semble que la guerre en Ukraine et l’avancée de la récession créent des courants contradictoires. Certains empêcheront la transition vers les économies de demain que sont les économies de l’impact, mais d’autres l’aiguillonneront. Par exemple, la plupart des pays cherchent désormais à optimiser leur efficacité énergétique et une plus grande efficience dans l’usage des autres ressources naturelles, et, parallèlement, à accroître leur auto-suffisance économique. Cela conduira à une avancée des technologies nouvelles dans les pays qui n’ont pas d’accès aux énergies fossiles. Mais on ne doit pas confondre le cycle et la tendance structurelle, laquelle nous porte vers des économies de l’impact qui optimisent « le tiercé gagnant : risque-rendement-impact »4. Les économies de l’impact sont la seule voie capable de faire émerger les solutions à l’échelle des défis écologiques et sociaux majeurs auxquels nous devons faire face.

3 QUESTIONS à... Cyrille Langendorff
Président du French National Advisory Board, et vice-président international de FAIR

$!« L’investissement à impact dispose des deux dimensions : l’intention et la mesure »

Bernard Cherlonneix : Quel est votre propre jugement, depuis le French NAB que vous présidez, sur les avancées concrètes de l’économie et la finance d’impact en Europe et en France en particulier ?

Cyrille Langendorff : Depuis le lancement des travaux de la première Taskforce en marge du G7 en 2013 pour développer l’investissement à impact les avancées ont été nombreuses et rapides en Europe. D’abord le nombre de pays européens impliqués est passé de 4 (en incluant l’Angleterre) à 10 incluant un NAB Union européenne. D’autres pays européens cherchent actuellement à constituer des NAB : c’est en particulier le cas de la Belgique qui vient de lancer début décembre son « Impact Finance Belgium » et de la Grèce qui a constitué un groupe des acteurs grecs de l’investissement à impact.

Ensuite les prémices d’une définition de la finance à impact qui fait consensus commencent à émerger et s’appuient sur trois piliers : l’intentionnalité, l’additionnalité et la mesure d’impact. Les nouveaux outils de la finance à impact se développent aussi de manière significative dans la plupart des pays comme les contrats à impact et d’autres mécanismes de paiement aux résultats.

Quels sont les bons élèves et les « bonnes pratiques » à mettre en avant ?

Certains pays ont commencé à travailler au dimensionnement de leur marché de l’investissement à impact : c’est notamment le cas de la France, de l’Italie, de l’Espagne et de la Grande-Bretagne. Une estimation du marché européen vient d’être publiée début décembre par l’EVPA (European Venture Philanthropy Association) en collaboration étroite avec le GSG à l’occasion de sa conférence annuelle : le marché européen est estimé à 80 milliards d’euros à fin 2021.

Nous voyons enfin se concrétiser des travaux sur la mesure et la valorisation de l’impact avec l’établissement de standards de reporting extra-financier à la fois au plan européen et au plan international. Les travaux de l’ISSB (International Sustainability Standards Board) et de l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) sont présidés par deux Français, respectivement Emmanuel Faber et Patrick de Cambourg.

Sur tous ces sujets, la France fait partie des bons élèves, tout comme la Grande-Bretagne participant depuis le début aux travaux de la Taskforce en 2013. La France, avec les fonds solidaires appelés « 90/10 », dispose d’une ressource financière importante pour financer les entreprises agréées « ESUS – Entreprises solidaires d’utilité sociale » (14 milliards d’euros d’encours sous gestion à fin 2021). Le gouvernement français a par ailleurs été très promoteur, depuis 2016, des contrats à impact lançant plusieurs appels à manifestation d’intérêt qui ont connu un grand succès et commanditant deux rapports d’étape (Rapport Lavenir et Rapport Cazenave) dont les recommandations ont pour objectif d’améliorer les modalités de fonctionnement de cet instrument financier et son développement.

À la date d’aujourd’hui, plus de 80 millions d’euros de contrats à impact sont structurés.

La Grande-Bretagne, qui a été pionnière sur ce sujet en 2010, a lancé cet été, à l’initiative de l’Impact Investing Institute et avec le soutien du maire de la City of London, le « Just transition Finance Challenge ». Il vise à mobiliser des fonds publics et privés pour le financement d’investissements qui soutiennent la transition juste, qui concilie transition énergétique et justice sociale, en Grande-Bretagne et dans les pays émergents. Cette initiative donne suite à l’une des recommandations contenue dans le rapport de l’Independent TaskForce ITF commissionnée par le G7 en 2021. 18 gestionnaires de fonds d’impact ont rejoint cette initiative, parmi lesquels un gestionnaire français de fonds de private equity à impact social, Impact Partenaires.

Quel est le rôle concret du NAB français ? Et comment harmonisez-vous votre présidence du NAB avec votre vice-présidence au sein de FAIR ?

Le Comité consultatif national pour l’investissement à impact social (NAB France) que je préside est un collectif qui fédère, depuis près de dix ans, l’ensemble des acteurs publics et privés de l’écosystème de l’investissement à impact. Il assure notamment la promotion des initiatives de ses membres à l’occasion de réunions biannuelles. Il communique régulièrement sur l’actualité du GSG et de ses membres et rend compte de leurs projets, innovations et publications. Il mobilise ses membres sur des travaux de recherche, comme le dimensionnement du marché français de l’investissement à impact.

FAIR assure le secrétariat et l’animation de ce collectif. L’équipe « Plaidoyer et International » de FAIR est le point de contact France pour les équipes du GSG. Elle participe aux différents travaux du GSG et mobilise les membres français en fonction des sujets. Elle développe aussi des actions de plaidoyer au niveau européen et cherche à impliquer d’autres membres européens du GSG, comme actuellement sur le sujet du déploiement à toute l’Europe du modèle des fonds « 90/10 » ou sur celui de la révision du Règlement européen sur les fonds d’entreprenariat social (European Social Entrepreneurship Fund, EuSEF).

Comme vice-président de FAIR en charge de l’international, j’assure le lien et la coordination des actions entre FAIR et le GSG et veille à la présence et la participation de FAIR aux différentes initiatives tant du GSG que de ses membres européens. Des collaborations bilatérales sont initiées : c’est ainsi que FAIR a récemment signé un accord de partenariat avec le SpainNAB pour développer des actions communes entre les deux organisations et ses membres. D’autres collaborations devraient se concrétiser prochainement.

$!« L’investissement à impact dispose des deux dimensions : l’intention et la mesure »
À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº875-876
Notes :
1 Sur ce concept américain relatif à l’exclusion des minorités voir : https://en.wikipedia.org/wiki/Diversity_debt.
2 Ethan Rouen et George Serafeim, « Impact-Weighted Financial Accounts: A Paradigm Shift », CESifo Forum 3-2021, mai, vol. 22 : https://www.cesifo.org/DocDL/CESifo-forum-2021-3-serafeim-rouen-impact-weighted-financial-accounts-a-paradigm-shift.pdf ; Ronald Cohen et George Serafeim, Sustainable Business Practices – How to Measure a Company’s Real Impact : https://hbr.org/2020/09/how-to-measure-a-companys-real-impact ; T. Robert Zochowski, Katie Panella et Ben Carpenter, « Fair Accounting – The Movement to Monetize Corporate Externalities is Feasible, Timely, and Necessary », Standford Social Innovation Review, févr. 2022 : https://ssir.org/articles/entry/fair_accounting
3 Pour une analyse de cette problématique de la double matérialité, financière et d’impact, voir : https://rse-reporting.com/lanalyse-de-double-materialite-socle-de-la-future-csrd/
4 Ce tryptique qui prend le relais du couple gagnant « risque-rendement »
qui a présidé au développement accéléré du capital investissement dans les années
 1990, lequel complétait la recherche exclusive du rendement sur les marchés financiers cotés traditionnels.
RB