Square
 

Interview

Stéphane Giordano: « Il faut placer la compétitivité au centre de tous les débats »

Créé le

03.12.2021

L’Europe est un animal lent. À défaut de pouvoir véritablement accélérer, elle doit surtout gagner en efficacité en se focalisant sur les éléments clefs dans sa prise de décision. La situation s’améliore, mais il reste des progrès conséquents à faire. Exemple avec l’Europe financière.

 Le Brexit a eu lieu il y a presque un an. Comment avez-vous vécu cette année ? Qu'est ce qui a changé?

J’ai le sentiment que la première manche tire à sa fin et que l’on peut considérer que l’Union européenne l’a emportée. Je fais référence à tout le travail préparatoire à l’occasion du Brexit. L'Union européenne a plutôt bien négocié. Elle a réussi à conserver son unité face aux négociateurs britanniques. Elle n'a pas bradé ses valeurs, ni l'accès à son marché. Les résultats sont là : l’Union a réussi à attirer sur son sol certaines ressources qui étaient jusqu'à présent au Royaume-Uni, un certain volume de transactions, des ressources en capital et certaines ressources humaines. Ce point important mérite d’être souligné.

Nous entrons maintenant dans un autre temps, à plus long terme. La question première, ce sont les relations entre l'Union européenne et le Royaume-Uni d’une part,  avec le reste du monde d’autre part. Comment l'Union européenne va-t-elle développer ses marchés financiers et son autonomie en la matière ? Là, les choses sont beaucoup plus compliquées. Sur cette partie, il y a, à mon avis, des débats autour de la compétitivité et sa prise en compte par l’Union dans son action réglementaire.

Commençons par le vocabulaire retenu par l’Union : « autonomie stratégique ouverte ». Après la crise du Covid, dans d’innombrables secteurs, on a abordé la nécessité d’une vigilance sur l’autonomie stratégique. On a même travaillé à la relocalisation de la production de paracétamol ! Le marché européen n’est-il pas suffisamment grand, notre épargne suffisamment abondante, nos systèmes financiers ne sont-ils pas suffisamment développés sans avoir besoin d'ajouter le mot « ouvert » ?

Cette terminologie reflète les équilibres internes de la Commission européenne et de l'Union européenne. Il y a les tenants de l’autonomie et de la souveraineté, notamment en France. Et puis les tenants de l'ouverture au monde, par exemple les Pays-Bas et les pays nordiques, qui disent : « Attention, il ne faut surtout pas que cela devienne du protectionnisme. » Moi, je retiens que le nom, c’est « autonomie » et que « ouverte » est l’adjectif. Ce n’est pas l’inverse…

Au vu des informations venant d’Outre-Manche, il semble que les Britanniques ont décidé de ne pas se laisser abattre…

Il est évident que le Royaume-Uni est en train de revoir sa réglementation dans un objectif de compétitivité, ce qu’il exprime d’ailleurs ouvertement. C'est très clair sur la Wholesale Market Review, qui a donné lieu à des consultations cet été. C'est aussi assez net quand on regarde ce qu'il se passe autour de la Regulation Framework Review. Assurément, ils veulent faire de la compétitivité un objectif des régulateurs britanniques. Dans toute cette approche-là, le Royaume-Uni a démontré sa réactivité et sa souplesse.

L'euro est né à la fin des années 90. L'Union des marchés des capitaux a été lancée en 2015 par Jean-Claude Juncker. C'était il y a six ans. L'Europe est-elle structurellement lente ?

Là-dessus, il y a une vraie difficulté. Ce qui est évident, structurellement, institutionnellement, c’est que l’Europe est un animal lent, c'est dans son ADN. La façon dont sont créées la réglementation et la législation – avec les trois colégislateurs, des consultations en amont entre toutes les parties prenantes et le trilogue après les propositions de la Commission – reflète des équilibres difficiles à faire bouger.

On est sur une échelle de l'évolution. Elle pourrait aller plus vite si l’intégration était plus poussée. Aujourd’hui éléphant, l’Europe ne deviendra pas guépard du jour au lendemain. L’idéal serait d’ailleurs qu’elle soit grosse et agile. Reste qu’aujourd’hui, il faut faire face aux enjeux.

N’est-ce pas l'occassion d’accélérer ?

Malgré cette lenteur, il faut que l’Union européenne apprenne à gérer les choses plus rapidement et, surtout, à être plus efficace. Ne lui demandons pas de modifier une certaine partie de son processus législatif, mais de bouger dans sa mentalité, pour s'assurer d'être davantage compétitive. Ça veut dire, par exemple, que toute nouvelle réglementation envisagée au sein de l'Union européenne devrait faire l’objet d’un test quant à son impact sur la compétitivité, pour déterminer si la proposition améliore ou dégrade la compétitivité des acteurs. Évidemment, si elle la dégrade, ce sera un argument pour ne pas poursuivre, sauf à l’assumer.

Le 25  novembre dernier, la Commission a présenté un paquet Union des marchés de capitaux (UMC) ? Votre avis ?

Sur les questions de compétitivité, la Commission est et reste en mode réactif. Il y a un problème sur la façon dont elle interagit avec la compétitivité des acteurs européens et l'attractivité du marché européen. Ça veut dire quoi ? Ai-je proposé quelque chose de défavorable dans un texte ? Je commence par ne pas tenir compte des retours négatifs et le texte est mis en œuvre. Je constate qu'il y a un problème et j'accepte, éventuellement, de changer le texte. Le hic, c’est que ce processus prend trois ans au moins… Et que le monde change et que l'UE ne va pas vite.

Un exemple précis ?

Dans les propositions sur MiFIR, un certain nombre de choses qui étaient problématiques vont être corrigées. Par exemple, la suspension de la Derivatives Trading Obligation (DTO). L’industrie a vraiment milité pour et nous sommes contents de cette évolution. Mais on est en mode réactif. Que la DTO pénalise indûment les intervenants européens lorsqu’ils traitent avec des clients non européens, ça fait trois ans qu'on le dit. Ça fait un an, depuis le Brexit, qu'on le subit. Là, on nous dit, on va corriger le problème avec une révision qui va s'appliquer en 2023, dans le meilleur des cas. Devenons proactifs ! Ce qui nous ramène à notre sujet : est-ce que cette disposition va avoir un effet sur la compétitivité des acteurs européens ? Et si oui, quel effet ?

Le paquet de la Commission traite de beaucoup de sujets : MiFIR, ELTIF… Au-delà du côté politique sur l’approche réactive, qu’en retirez-vous ?

Il y a une vraie volonté de structurer les marchés européens, notamment via la mise en place d’infrastructures paneuropéennes. Sur le sujet, je pense évidemment à la consolidated tape. Certes, elle a été rendue nécessaire par la fragmentation des marchés. Là, on parle de quelque chose qui va permettre d'afficher les prix des transactions de manière complètement paneuropéenne, avec une vue qui portera à la fois sur les actions françaises, mais aussi les actions polonaises, par exemple. C'est un grand avantage. L’ European Asset Point (ESAP) relève de la même philosophie : cela va permettre de concentrer les données financières et extra-financières des entreprises européennes, avec un format partagé et dans une base unique.

Tout cela montre une prise de conscience pour dire que c’est bien d’avoir un Single Rule Book, mais que c’est encore mieux d’avoir une convergence de la supervision. À un moment donné, il faudra aussi se doter d'infrastructures paneuropéennes.

On accepte donc que la réponse à la City ne soit pas une place unique mais des marchés décentralisés ?

Pour le coup, ça a été accepté il y a déjà un certain temps. Après le Brexit, il a été accepté qu’il n’y aurait pas une place financière européenne, mais une Union financière multipolaire.

L’Europe, qui dans bien des secteurs se caractérise par des marchés très morcelés, n’aurait pas besoin de champions ?

Si ! Lors des prochaines étapes de la construction des marchés européens, nous devrons traiter de la question des infrastructures et des champions européens. Sur les infrastructures, il y a une prise de conscience. Par ailleurs, il faut regarder ce qui se passe aux États-Unis. Ce marché peut nous servir de référence. On voit bien qu'il nous manque encore des choses. Notamment sur la titrisation. Sur ce sujet, les entités parapubliques du type Fanny Mae ou Freddy Mac sont absolument indispensables. On n’a pas du tout ça dans l’Union. Il n'existe pas d’acteur de marché qui puisse concurrencer les acteurs anglo-saxons et c’est un problème… européen. Les autorités doivent réfléchir à la façon dont, en pratique, elles ont freiné les mouvements de concentration. Sur ce point, le Brexit doit servir de catalyseur.

Qu’est-ce qui vous gêne au sujet de la révision de MiFIR ?

Les dispositions sur la transparence des marchés obligataires, par exemple. Ces dispositions sont susceptibles de nuire à la compétitivité des acteurs européens et à l'attractivité du marché européen. Pourquoi ? Parce que si les conditions de transparence sont beaucoup plus exigeantes dans l'Union qu’au Royaume-Uni, le marché aura tendance à se déplacer de l’autre côté de la Manche, là où les dealers fourniront plus de liquidité, du simple fait d’un moindre risque de voir leurs positions révélées par le jeu de la transparence. On est parti de la doxa selon laquelle « transparency is good ». Non,  « transparency is transparency », et c’est tout. Dans tous les marchés fondés sur l’intervention de dealers, comme le marché obligataire, il y a un équilibre entre transparence et liquidité qui ne doit être déplacé qu’avec prudence.

Sur le sujet, on ne s’est pas posé les bonnes questions, notamment en termes de compétitivité. Que va-t-il se passer ? On va protester pendant toute la période du trilogue : « Attention, le marché risque de se déplacer vers le Royaume-Uni. » Mais nous ne serons pas entendus, le texte va passer. Le marché va probablement effectivement se déplacer vers le Royaume-Uni. Puis le régulateur européen va être énervé et risque de prendre des mesures de rétorsion, par définition brutales. Là encore, c’est le principe de la réaction…

Passons donc en mode proactif. Faisons en sorte que ce soit dans l’ADN de la Commission européenne. Qu’à défaut d'être rapide, elle prenne en compte la stabilité financière, la question de l'intégrité des marchés, la question de la protection des investisseurs, comme elle le fait déjà, mais aussi la compétitivité des acteurs. Ce qu’elle ne fait pas. n

Propos recueillis par Jean-François Filliatre.

 

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº862bis