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Investissement

Les sociétés de gestion face aux défis des données extra-financières

Créé le

15.01.2021

Les évolutions réglementaires génèrent un fort accroissement des besoins de données extra-financières. Mais le marché des fournisseurs de ces données est en pleine consolidation, marqué par le foisonnement des acteurs et l’ hétérogénéité des offres. Face à cette situation, les sociétés de gestion cherchent la meilleure stratégie en matière de données ESG.

L’Accord de Paris, approuvé il y a tout juste cinq ans à l’issue de la Conférence de Paris de 2015, est le premier accord international contraignant visant à limiter le réchauffement climatique à 2 °C à horizon 2050. L’Union européenne, dans la lignée de cet accord, a lancé deux initiatives d’envergure : le Plan d’Action pour la finance durable, en mars 2018, qui vise à réorienter les capitaux vers des activités durables ; puis le Pacte Vert Européen, en décembre 2019, qui vise à définir la stratégie de croissance afin d’atteindre la neutralité carbone à horizon 2050. Ces deux plans se déclinent en plusieurs textes réglementaires qui doivent aider les investisseurs à comparer plus aisément produits et offres ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance).

Des évolutions réglementaires qui accroissent la demande de données extra-financières

Tout d’abord, le Règlement Disclosure (2019/2088) ou Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR) vise à mettre en place pour les sociétés de gestion et les entreprises d’investissement des règles harmonisées en matière de communication sur le développement durable. Il comporte deux volets :

– l’intégration dans les processus d’investissement des risques de durabilité ;

– et la prise en compte dans les processus d’investissement des incidences négatives en matière de durabilité.

Il entre en vigueur à partir du 10 mars 2021.

À l’échelon national, la Doctrine AMF n° 2020-03 a pour objectif de décliner les objectifs du Règlement Disclosure au niveau de l’agrément des fonds d’investissement. Elle vise à assurer la qualité des informations fournies aux investisseurs ainsi que la cohérence avec les approches de gestion extra-financière mises en place par les gérants, et à lutter ainsi contre le greenwashing. Déjà appliquée pour les créations d’OPC, elle entre en vigueur le 11 mars 2021 pour les stocks de produits existants au 11 mars 2020 ; puis le 30 septembre 2021 pour les produits commercialisés entre le 12 mars et le 27 juillet 2020.

Par ailleurs, la loi énergie climat (2019-1147), dont l’article 29 s’inscrit dans le prolongement de l’article 173 de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 2015 (LTECV, 2015-992), impose la prise en compte des risques associés au changement climatique et liés à la biodiversité dans la politique de gestion des risques de durabilité.

À la demande de la Commission, les autorités de régulation européennes ont lancé des chantiers pour intégrer les risques et les facteurs de durabilité dans les investissements et la gestion des risques des fonds dans les directives UCITS et AFIM, ainsi que les préférences clients en matière de durabilité dans la gouvernance produit et la gestion des conflits d’intérêts dans les directives MIF et DDA.

D’autres réglementations connexes viennent compléter ce cadre réglementaire.

Le Règlement Taxonomie (2020/852), tout d’abord, vise à établir un cadre favorisant les investissements durables, en précisant les critères harmonisés permettant de déterminer le degré d'impact environnemental et de durabilité d'une activité économique. L’entrée en vigueur est prévue en décembre 2021 (pour les objectifs atténuation du changement climatique et adaptation au changement climatique) et décembre 2022 (pour les 4 autres objectifs [1] ).

Le Règlement Benchmark Climatique (2019/2089), qui vient amender le Règlement Benchmark (2016/1011), a pour objectif de fournir aux investisseurs une meilleure information sur l’empreinte carbone grâce à la mise en place d’indices de référence. Les actifs sous-jacents sont sélectionnés de manière à composer un portefeuille dont les émissions carbone sont alignées avec l’objectif de l’Accord de Paris (EU Paris-Aligned Benchmark) ou composer un portefeuille qui suit une trajectoire de décarbonation (EU Climate Transition Benchmark).

Le renforcement annoncé du cadre réglementaire va fortement contribuer à accélérer la prise en compte des critères ESG dans les politiques d’investissement. Ces projets réglementaires suscitent donc un intérêt grandissant de la part de nombre d’acteurs pour les données extra-financière et contribuent à créer une certaine effervescence sur ce marché.

Un marché des fournisseurs de données extra-financière en phase de  consolidation

Le marché des fournisseurs de données extra-financières connaît une forte croissance. Selon Opimas, les dépenses ont été multipliées par trois entre 2016 et 2019 pour atteindre 900 millions de dollars. Il est dominé par les agences de notation extra-financière dont la mission est d’évaluer les entreprises selon des critères ESG. À la différence des agences de notation financière, elles ne sont pas rémunérées par les entreprises émettrices mais par les investisseurs.

Le marché marque une forte tendance à la concentration. Il y a cinq ans, on comptait une quarantaine d’agences indépendantes en Europe. Depuis, fragilisées par leur modèle de rémunération, elles passent progressivement sous le contrôle de grands acteurs anglo-saxons. Après avoir développé une activité de recherche ESG en parallèle de leurs offres cœur (analyse financière, indices ou rating), ces derniers procèdent en effet à des rachats ciblés.

Institutional Shareholder Services (ISS), spécialiste du conseil en vote pour les actionnaires en assemblées générales, après avoir bâti une activité de notation ESG en interne, a successivement pris le contrôle de Ethix, une agence suédoise (2015), puis de South Pole, un acteur suisse spécialiste de la notation sur le climat (2017) et enfin d’Oekom, l'agence de notation allemande (2018). Les grandes agences de notation de crédit lui ont emboîté le pas, comme l’illustrent les acquisitions des agences de notation ESG Vigeo-Eiris par Moody’s (2019) et Robecosam AG-ESG Ratings par S&P Global Ratings (2019) et celle du fournisseur de données ESG britannique Trucost par S&P Global Ratings (2016). Les opérateurs de marché ont également été actifs récemment avec le rachat du français Beyond Ratings par le London Stock Exchange (2019) ou celui de ISS par Deutsche Börse en novembre. Enfin, les fournisseurs d’indices et données de marchés participent aussi à ce mouvement avec le rachat du français Carbon Delta par MSCI (2018) ou celui de Sustainanalytics par MorningStar (2017).

Un foisonnement d’acteurs et d’offres hétérogènes

Le marché des fournisseurs de données extra-financières est assez hétérogène, composé d’acteurs issus d’univers différents : agences de notations de crédit, fournisseurs d’indices ou données de marché, agences de notations extra-financières, opérateurs de marchés et acteurs spécialisés (Carbon Delta sur le risque climatique, Proxinvest sur le proxy advisory, Qivalio sur l’évaluation des PME). Il se caractérise également par des offres toujours plus profuses, où il est de plus en plus difficile de s’y retrouver.

Tous proposent une offre de base comprenant, d’une part la mise à disposition de données ESG brutes, et d’autre part, des indicateurs (scores) et des évaluations (ratings) ESG établis à partir de ces données brutes.

Les offres de données ESG brutes sont peu différenciantes, la majorité offrant une large couverture en termes de zones géographiques, de secteurs et de classes d’actifs (avec quelques réserves concernant les actions non cotées et PME, ainsi que les obligations corporate et dettes souveraine).

Concernant les notations ESG, la majorité des acteurs ont développé leur propre méthodologie. Au-delà même des échelles de notation, un même émetteur peut donc recevoir des notes différentes selon l’agence. Le coefficient de corrélation entre les notes des agences ESG est bien inférieur à celui des notes des agences de notations financières.

En plus de l’offre de base, la plupart développe une gamme variée de produits et services :

– suivi de controverse : détection des émetteurs liées à des allégations et des différends ;

– screening : éligibilité par rapport à un univers d’investissement ;

– production d’indices ESG : mesure de la performance ESG des actifs sous-jacents ;

– analyse normative : alignement vis-à-vis de recommandations internationales tels les ODD ;

– assistance à la structuration de fonds ESG ;

– analyse de portefeuille ; ou encore

– proxy advisory.

Face à la profusion et à l’évolutivité des offres proposées par les fournisseurs de données extra-financières, quelle stratégie les sociétés de gestion doivent-elles suivre ?

Une stratégie visant à optimiser la collecte et l’agrégation des données

L’enjeu pour les sociétés de gestion est de collecter les données extra-financières pertinentes puis de les exploiter efficacement. Pour ce faire, elles doivent pallier le déficit de qualité et de cohérence des données.

Pour la collecte des données extra-financières, les sociétés de gestion recourent fréquemment à des fournisseurs externes. Elles utilisent entre trois et dix fournisseurs de flux extra-financiers, en fonction des thématiques ESG, qu'ils réconcilient avec d'autres flux hétérogènes, très souvent sur Excel et à la main. C'est un processus très chronophage et l'historique des flux est très peu utilisé dans l'analyse, car difficilement accessible. Certaines FinTech offrent des solutions permettant d'automatiser la récupération et la réconciliation des flux financiers et extra-financiers, tout en assurant leur stockage et leur versioning. C’est le cas de « SaaS ESG Platform » développé par Scaled Risk sur la base de sa plateforme big data, utilisée notamment par BNP Paribas Asset Management. En outre, les impacts liés à l’intégration de ces données issues de source multiples, de type et de format distincts de leurs données internes peuvent être atténués en limitant le nombre de fournisseurs.

Le choix du fournisseur doit s’appuyer sur une analyse détaillée des indicateurs : couverture (classe d’actifs et zone géographique), stabilité dans le temps et méthodologie utilisée. Cela permet de valider l’adéquation avec les besoins (score ESG couvrant plutôt la dimension E ou S ? les controverses ? l’analyse normative ?) et, le cas échéant, de faire appel à un fournisseur de façon ciblée : UBS La Maison de Gestion s’appuie ainsi, pour son mandat de gestion « Investissement Durable », sur Moralscore l’outil de screening de DeepScore pour évaluer les critères extra-financiers des sociétés cotées sélectionnées. Cela permet à UBS La Maison de Gestion de piloter précisément l’univers d’investissement de ses clients sensibles à la finance responsable. Globalement, la sélection du fournisseur doit se fonder sur trois axes : accessibilité des données, clarté des définitions des indicateurs et enfin compréhension des modèles.

En parallèle, il est fondamental, de bâtir une équipe interne d’analystes ESG. La courbe d’expérience est en effet longue. Chaque entreprise d’un secteur donné présente un profil spécifique. Les analyses extra-financières fournies par les fournisseurs externes divergeant souvent, il incombe aux analystes ESG en interne d’apporter technicité et mise en perspective pour effectuer comparaisons et analyses.

Des sources de données alternatives à exploiter grâce aux leviers technologiques

Au-delà des données traditionnelles, les sociétés de gestion doivent se pencher sur l’exploitation du gisement que constituent les données alternatives pour les intégrer dans leur réflexion stratégique.

Les données alternatives désignent des données non financières : images satellites, données issues des réseaux sociaux ou blogs ou données GPS des téléphones mobiles… Leur volume a explosé au cours des dernières années et l’essor du Machine Learning (ML) rend désormais possible leur exploitation. Leur utilisation n’est plus l’apanage des hedge funds.

Dans le domaine de l’ESG, le ML permet traiter de traiter de gigantesques ensembles de données alternatives, souvent non structurées, pour construire des indicateurs ESG. Aux USA, Truvalue Labs, racheté par FactSet en octobre dernier, a développé « Insight360 », un outil big data qui fournit des scores ESG dans six catégories : Leadership et Gouvernance, Intégrité produit & innovation, Environnement, Lieu de travail, Impact social et Durabilité économique. S-Ray solution, développé par Arabesque utilise le ML pour produire des indicateurs ESG (ESG Score, UN Global Compact Score, Temperature Score) en combinant des centaines d’indicateurs ESG avec des données provenant de plus de 50 000 sources en plus de 15 langues. En France, la solution « ESG Analytics » développée par QuantCube Technology utilise des données telles que des images satellites, en complément de données structurées, pour construire des mesures ESG impartiales et comparables. Dans le domaine environnemental par exemple, QuantCube propose des indices de pollution ou de stress hydrique grâce au monitoring des émissions de NO2, du niveau des plans d’eau ou de la déforestation. Les algorithmes développés par Advestis, alimentés par scores ESG fournis par les agences croisés avec des données de marché traditionnelles, permettent de détecter des signaux faibles et ainsi d’anticiper l’apparition de controverse ESG.

Des analyses quantitatives à enrichir par une approche plus qualitative

Ces analyses quantitatives basées sur les données collectées et agrégées ne sont qu’une partie de la stratégie data. Elles doivent être complétées par une approche plus qualitative. Les investisseurs doivent jouer pleinement leur rôle d’actionnaire auprès des émetteurs.

D’une part, par leur engagement actionnarial auprès de ceux dans lesquels ils sont investis, ils doivent développer le dialogue pour faire évoluer les pratiques ESG, en prenant soin de s’adapter au niveau de maturité de chacun. Mais le dialogue doit également concerner les autres émetteurs afin de leur expliquer ce qui empêche de les sélectionner.

D’autre part, ils peuvent agir via une politique de vote en Assemblée Générale plus volontariste. Le vote doit être systématique au-delà d’un seuil de détention du capital. Ensuite, il doit être piloté par des indicateurs, au premier rang desquels le taux d’opposition aux résolutions présentées par la direction de l’entreprise. Enfin, la politique de vote doit faire l’objet d’une communication publique.

Vers une standardisation des données extra-financière ?

Les évolutions réglementaires génèrent un fort accroissement des besoins de données extra-financières. Les sociétés de gestion sont confrontées à un marché en pleine phase de consolidation marqué par le foisonnement des acteurs et des offres hétérogènes. Face à cette situation, elles cherchent la meilleure stratégie en matière de données ESG.

L’enjeu est de collecter les données pertinentes puis de les exploiter au mieux afin de stimuler la création de valeur. Pour ce faire, elles doivent pallier les déficits en termes de qualité, d’exhaustivité, d’exactitude et de cohérence des données. La stratégie doit reposer sur une optimisation de la collecte et du traitement des données, mais également être enrichie avec l’utilisation des leviers offerts par les nouvelles technologies et l’adoption d’une approche plus qualitative.

Nombre d’entre elles appellent de leurs vœux la standardisation des données extra-financière. Elle permettra de limiter la trop grande dépendance vis-à-vis des fournisseurs, de favoriser le dialogue entre émetteurs et investisseurs grâce à l’émergence d’un langage commun et surtout de mieux garantir la transparence et la sincérité des informations communiquées.

 

1 Les six objectifs environnementaux définis par le Règlement Taxonomie (2020/852) sont : atténuation du changement climatique ; adaptation au changement climatique ; utilisation durable et protection des ressources aquatiques et marines; transition vers une économie circulaire; prévention et réduction de la pollution; protection et restauration de la biodiversité et des écosystèmes.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº853
Notes :
1 Les six objectifs environnementaux définis par le Règlement Taxonomie (2020/852) sont : atténuation du changement climatique ; adaptation au changement climatique ; utilisation durable et protection des ressources aquatiques et marines; transition vers une économie circulaire; prévention et réduction de la pollution; protection et restauration de la biodiversité et des écosystèmes.